Qui fut « l’Homme aux cent mille autopsies » ?
L’importance de la médecine légale dans nos sociétés modernes n’est plus à démontrer et est illustrée quasi quotidiennement par nombre de faits divers. On pourrait situer l’origine de cette discipline médicale autour de 2100 avant JC, avec le code de Hammurabi, un ensemble de lois dictées par le roi de Mésopotamie. Ce texte énonçait le devoir qu’avaient les médecins d’identifier clairement la cause d’une mort dans le cas d’un meurtre. Plus tard, c’est à Charles Quint au XVIe siècle que l’on doit l’émergence de l’un des tout premiers codes criminels européens. Quelques années après, Ambroise Paré définit les notions fondamentales de la médecine légale française. Cependant, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir réellement émerger cette discipline. Nombreux furent les médecins légistes qui s’illustrèrent au cours de cette période.
Évoquons notamment le destin de Charles Paul, celui que l’on surnommait« l’Homme aux cent mille autopsies » ou « l’Homme qui parlait avec les morts », et qui a grandement participé à l’essor de la médecine légale en France.
Un médecin bougrement actif !
Charles Paul est né le 24 mars 1879 à Boulogne-sur-Mer, dans le Nord-Pas-de-Calais. Il étudie à la faculté de médecine de Lille où il obtient son doctorat en 1901. Quatre ans plus tard, en 1905, il devient médecin-expert près le Tribunal de la Seine à Paris. Il y reste plus de cinquante ans, jusqu’à sa mort en 1960. Charles Paul a autopsié des dizaines de milliers de cadavres, ce qui contribua à sa renommée nationale. Certains écrivains français estiment qu’il aurait vu près de 160 000 morts. Un rapide calcul nous montre que cela équivaudrait à neuf autopsies quotidiennes, réalisées sans interruption pendant cinquante ans. Bien qu’il ne s’agisse probablement que d’une légende, il n’en demeure pas moins que le Dr Paul mérite son titre de « l’Homme aux cent mille autopsies ». Aussi surprenant que cela puisse paraître, le médecin légiste ne cessa de cultiver un goût prononcé pour la vie et ses petits plaisirs, et ne fut que très peu, si ce n’est pas du tout, affecté par son métier difficile et par l’omniprésence de la mort dans son quotidien. Très bavard, il fut même connu pour être « l’Homme qui parlait avec les morts ». La petite histoire voudrait qu’il ait dit un jour au cours d’une autopsie: « Bougre de bougre, vas-tu me dire de quoi tu es mort ? ».
L’incision caractéristique des crimes du docteur Petiot
En qualité d’expert en médecine légale, Charles Paul intervint dans de multiples affaires judiciaires. C’est ainsi qu’en 1914, il témoigna lors du procès d’Henriette Caillaux, qui avait assassiné Gaston Calmette, alors directeur du journal Le Figaro. Ce journaliste, qui n’était autre que le frère de l’illustre bactériologiste Albert Calmette, avait initié une virulente campagne contre le mari d' Henriette, le ministre Caillaux, et était allé jusqu’à publier une lettre compromettante qu’avait écrite l’homme politique à la jeune femme, qui n’était encore que sa maîtresse. Excédée par cette campagne, Madame Caillaux décida de mettre fin aux agissements de Gaston Calmette en l’assassinant. Ce fut Charles Paul qui fut chargé de pratiquer l’autopsie de Calmette, tué à bout portant au pistolet. Ses expertises le conduisirent à affirmer que le crime était prémédité.
Cependant, dans une France pleine de préjugés sur les femmes, l’avocat déclara qu’il s’agissait d’un crime passionnel et qu’Henriette Caillaux avait été sujette à une impulsion du sexe faible, dont elle ne pouvait être jugée responsable. À la stupéfaction du public, elle fut acquittée, et échappa à la guillotine. Plus tard, en 1921, Charles Paul s’illustra dans le procès Landru. Il avait participé aux investigations de la police dans la commune de Gambais, où Henri Landru, aussi connu sous le surnom de « Barbe-Bleue », perpétrait ses odieux crimes. Paul et les inspecteurs de police avaient découvert chez le criminel les cadavres de trois chiens, morts par strangulation, et des restes calcinés d’os humains. Ces derniers, on le sait, furent retrouvés dans une cuisinière, qui fit office de pièce à conviction lors du procès. À la barre, Charles Paul fut catégorique : Landru était un criminel de la pire espèce, ayant tué puis brûlé plusieurs individus. Son témoignage fut déterminant et conduisit l’assassin à la guillotine le 25 février 1922.
Deux décennies après, Paul joua un rôle important dans le procès de Marcel Petiot, un médecin tristement connu pour les actes barbares qu’il avait commis pendant la Seconde Guerre Mondiale. Après avoir assassiné un grand nombre de personnes à Paris, Petiot se débarrassait des corps dans la Seine. Une nouvelle fois, le témoignage de Charles Paul fut décisif. Il avait découvert sur chacun des corps une nette incision de la jambe, réalisée à l’aide d’un bistouri. Celle-ci était couramment pratiquée par les chirurgiens, ce qui amena la police à penser que le criminel appartenait au monde médical.
Un personnage de roman policier
L’immense travail de Charles Paul explique qu’il ait aussi été un personnage de roman policier. Grand ami de Georges Simenon, il fera son apparition dans les enquêtes de l’inspecteur Maigret, en particulier dans La Péniche aux deux pendus, un livre écrit en 1936. Sa grande expérience du monde judiciaire lui vaudra aussi d’être en 1957 membre du jury du prix du Quai des Orfèvres. Cette année-là, le prix fut décerné à Louis Thomas, un ancien instituteur devenu aveugle, pour son livre Poison d’avril.
Peu prisée par les étudiants en médecine lors de l’internat, la médecine légale est néanmoins fondamentale pour nos sociétés. Ce portrait de cet illustre praticien contribuera peut-être à faire naître quelques vocations…
Louis Jacob, Normalien et étudiant en médecine (
louis.jacob@ens-lyon.fr.)
Références
- Les grands médecins légistes, une approche historique- le portrait des précurseurs français, sous la direction du Professeur Daniel Malicier, Editions Eska et Alexandre Lacassagne, 2011.
- « L’Homme qui parlait avec les morts », Frédéric Chauvaud, L’Histoire, 2012.
-Charles Paul, un célèbre médecin légiste du XXème siècle, Lionel Chanel, Au fil de l’histoire-France Inter, mercredi 30 avril 2014.
jim.fr
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Quelles furent les grandes avancées médicales lors de la Première Guerre Mondiale ?
Il y a cent ans la guerre de 1914-1918 coûta la vie à près de dix millions de personnes. L’Europe sortit terriblement meurtrie de ces années de guerre et grands nombres d’écrivains ayant vécu dans les tranchées s’insurgèrent. C’est le cas d’Henri Barbusse avec Le Feu, Prix Goncourt en 1916, qui décrit l’horreur quotidienne vécue par les soldats. Cependant, malgré l’atrocité et la barbarie de la Grande Guerre, on doit reconnaître qu’elle permit un essor considérable de la médecine.Voici en particulier trois des plus grandes avancées de la période.
Une liqueur sauve des poilus
Aujourd’hui couramment utilisée dans le lavage des plaies, la liqueur de Dakin* fut inventée en 1915 par un chimiste britannique, Henry Dakin, et par un chirurgien français, Alexis Carrel, lauréat du Prix Nobel de Médecine en 1912. "Exilé" aux Etats-Unis où il travaille à l’Institut Rockefeller de New-York depuis de nombreuses années, Carrel revient en France en 1914 animé par un sentiment patriote. Il s’engage en temps que médecin et ouvre dans la forêt de Compiègne l’hôpital militaire du Rond-Royal qui accueillera des soldats blessés au front. Visionnaire, Carrel développe un hôpital assez sophistiqué pour l’époque et y fait installer des laboratoires. Soutenu par la fondation Rockefeller, on lui envoie un excellent biochimiste, Henry Dakin, qui, comme lui, a fait une partie de sa carrière aux Etats-Unis. Tous deux mettront au point la liqueur Dakin, constituée d’hypochlorite de sodium, ou eau de Javel, et de permanganate de potassium. Cet antiseptique sera très utilisé, essentiellement dans les cas de gangrènes gazeuses liés à l’insalubrité des tranchées. Son utilisation permettra parfois d’éviter l’amputation, qui était jusqu’alors le traitement de référence.
Une belge et un autrichien rendent possible la transfusion
C’est à un médecin belge, Albert Hustin, que l’on doit les travaux qui ont permis une meilleure conservation du sang et l’amélioration des transfusions sanguines. Ce médecin observe en 1914, à la veille de la Grande Guerre, les propriétés anticoagulantes du citrate de soude, alors qu’il réalise une étude sur les sécrétions pancréatiques du chien. Pour ses travaux, Hustin prélève le pancréas de plusieurs chiens et tente de les perfuser artificiellement avec du sang. Malheureusement, sa coagulation naturelle limite son utilisation et le sang perfusé ne peut être employé que pour une courte période, ce qui pousse Hustin à mettre au point le citrate de soude.
Il s’agit d’une découverte majeure car elle permet de conserver le sang sans coagulation pendant quatre jours et donc de pouvoir le transporter entre le donneur et le receveur. La découverte de Hustin contribuera à sauver un grand nombre de vie pendant la Grande Guerre. Très souvent, le sang des donneurs était transporté par des ambulanciers pour être ultérieurement transfusé aux receveurs. Le premier transfusé français est le caporal Henri Legrain, revenu exsangue des tranchées le 28 septembre 1914 après de sévères bombardements. Amputé, il reçoit le sang d’un breton convalescent, Isidore Colas, à l’hôpital de Biarritz. Le succès de cette transfusion est permis par la découverte de Hustin sur les propriétés anticoagulantes du citrate de soude mais également par les travaux, dans les années 1900, du médecin autrichien Karl Landsteiner sur le système de groupe sanguin ABO.
Les gueules cassées font avancer la chirurgie réparatrice
Les obus meurtriers utilisés au moment de la Première Guerre Mondiale dévisagèrent un grand nombre de poilus, tristement appelés les gueules cassées. Devant les horreurs infligées à ces soldats, les chirurgiens tentent de multiples types d'intervention visant à reconstruire leur visage, dont trois peuvent être développées. La première est la greffe ostéo-périostique dont l’objectif est de réparer des pertes de substances osseuses, souvent constatées au niveau du nez des mutilés. Mise en place avant 1914 dans la chirurgie des membres, cette technique est développée par un médecin-chef du Mans pendant la Grande Guerre, le docteur Delagenière. Cette greffe consiste en un prélèvement d’un morceau de périoste sur la face interne du tibia du blessé qui est déposé sur la région à réparer. Très malléable, le greffon prend la forme de cette région ce qui permet de restaurer l’intégrité de l’os.
La greffe Dufourmentel est quant à elle utilisée pour combler des pertes de substance des parties molles au niveau de la face. Elle est mise en place assez tardivement en 1918 par le chirurgien Léon Dufourmentel. Cette greffe consiste en un prélèvement de cuir chevelu, un tissu réputé pour être de bonne qualité, qui est greffé au niveau de la perte de substance Cette technique très novatrice permettra d’améliorer l’aspect esthétique de beaucoup de mutilés dont la souffrance psychologique était restée jusque là sans réponse. Enfin, la dernière greffe importante est la greffe dite italienne, en référence au chirurgien italien Tagliacozzi qui la développa à la fin du XVIe siècle. Très contraignante, elle est utilisée pour les pertes tégumentaires au niveau du nez et du menton. Après avoir découpé chez le mutilé un lambeau de peau du bras, ce dernier est accolé pendant deux ou trois semaines sur la partie du visage à réparer. La peau fournie par le bras permet en théorie à la plaie de se refermer. Mais, ne nous leurrons pas, cette méthode très archaïque connut des résultats mitigés !
Laboratoires à ciel ouvert
Les champs de bataille furent de vastes laboratoires à ciel ouvert pour les médecins pendant la Première guerre mondiale. Ces derniers, devant l’horreur et la souffrance, ont su améliorer les techniques existantes et en improviser de nouvelles dont certaines sont, fort heureusement, passées à la postérité. Où l’on rappelle à travers l’histoire combien la médecine est une science expérimentale.
Références :
Alexis Carrel-1873-1944, de la mémoire à l’histoire, Alain Drouard, L’Harmattan, 1996- Normalien, agrégé d’histoire et directeur de recherche au CNRS, Alain Drouard est l’un des grands spécialistes français d’Alexis Carrel.
http://www.1914-1918.be/index.php- Site belge du docteur Patrick Loodts et de Francis de Look consacré au Service de Santé belge durant la Grande Guerre.
http://www.biusante.parisdescartes.fr/1418/- Excellent site de la Faculté de Paris Descartes qui décrit en images les greffes réalisées pendant la Première Guerre Mondiale.
Louis Jacob, Normalien/Etudiant en médecine,
louis.jacob@ens-lyon.fr.
Référence
*Historiquement il s’agit de la « méthode Dakin-Carrel »
jim.fr